DÉBUT JUILLET…
Début juillet, j’eus chaque jour un entretien avec notre mère. Nous préparions ma prise d’habit et parlions de mon désir de vie monastique.
Puis vint l’après-midi où elle réunit toute la communauté dans la salle du chapitre pour voter mon intégration en tant que novice. Pendant ce temps, j’étais allée prier au chœur. Je n’étais pas inquiète, car je savais que les sœurs désiraient que je continue à vivre avec elles. Au bout d’une demi-heure, notre mère vint me chercher pour m’introduire dans la pièce. Là, elle m’embrassa et me fit part du résultat du vote : oui à l’unanimité.
La cérémonie de prise d’habit fut fixée, comme souvent chez les clarisses, au 12 août, jour de la fête de sainte Claire. Une veillée aurait lieu le vendredi soir et mon père spirituel célébrerait la messe.
J’écrivis à mes parents et au père Marc pour leur communiquer la date. Le père Marc, bénédictin d’une abbaye éloignée de deux cents kilomètres environ, me répondit qu’il était libre et qu’il serait heureux d’accomplir ce début de chemin avec moi.
Sœur Catherine commença mon habit. J’avais deux ou trois fois par semaine un essayage auquel assistait mère Anne. Sœur Catherine devait me confectionner deux habits : l’un en Tergal pour l’été, l’autre en Tergal de laine pour l’hiver. Ces séances se tenaient à la lingerie, lieu de travail de sœur Catherine. Lorsqu’elle prit mes mensurations, je fus surprise par sa façon de procéder : tout en prenant mon tour de taille, de poitrine et de hanches, elle se débrouillait pour me caresser. Cela m’étonna et me troubla. Dès mon retour au noviciat, j’en fis part à mère Anne qui me répondit que sœur Catherine agissait de même avec toutes les sœurs. Elle ajouta que ces gestes étaient naturels et innocents. Je n’en étais pas sûre, mais mère Anne ne voulut pas continuer la conversation. Elle se mit à rire et me proposa de recopier des chants ou de commenter un passage de l’Évangile.
Lors des essayages suivants, la chose se répéta. J’en parlai à nouveau à mère Anne, qui rejeta sèchement l’hypothèse que sœur Catherine puisse avoir des tendances homosexuelles. Elle me conseilla d’essayer de comprendre cette sœur qui ne vivait pas en communauté et manifestait son affection à sa façon. Nous ne parlâmes plus de sœur Catherine.
Marie aussi avait pris mes mensurations : de la tête pour me faire deux bonnets à porter sous le voile, du cou pour confectionner trois faux cols blancs. Elle ferait trois voiles blancs. Marie-Véronique cousit mes trois jupons légers. Ils étaient serrés à la taille par un élastique et descendaient presque jusqu’à la cheville. Enfin, notre mère me demanda de choisir une corde.
À part les moments d’essayage, je ne quittais guère le noviciat. Je n’allais plus au jardin, je préférais rester dans ma cellule. Je continuais à avoir mal au foie et j’étais obligée de m’allonger pour pouvoir digérer le repas de midi.
Pendant la dernière semaine de juillet, Marie vint me voir plusieurs fois ; nous devions choisir les chants de la cérémonie de vêture : acclamation du Christ, Gloria, Credo, Sanctus et Pater en latin, tout le reste en français. J’avais envoyé au père Marc les deux lectures que je souhaitais entendre.
Mon trousseau, une fois terminé, fut confié à mère Anne, qui le rangea dans l’une de ses précieuses armoires.
En août, je continuai à me rendre quotidiennement dans le bureau de l’abbesse. Elle m’expliqua ce qu’elle avait prévu pour le samedi 12 : invitations aux donateurs et amis du monastère, heure de la messe (quinze heures), concélébration de trois prêtres avec le père Marc, repas organisé à leur intention à l’hôtellerie du monastère. Elle m’indiqua aussi le menu qui devait honorer les hôtes et celui auquel nous aurions droit. Pour nous, ce serait : soupe au vermicelle, jambon blanc, haricots verts, fruits au sirop et gâteaux secs. Même du café !
Lorsqu’elle ajouta qu’elle ne voulait absolument pas de la présence de mon amie Cécile, je ne fus pas tellement contrariée. Cécile n’était venue au monastère que deux ou trois fois depuis mon entrée, et je sentais bien qu’à un certain niveau nous nous étions éloignées. À sa dernière visite, elle m’avait posé des questions précises que je voulais ignorer ; je ne désirais pas qu’elle – ni quiconque – sût le combat que je menais, l’aspect négatif de ma vie actuelle. Or ses questions étaient toujours directes et j’avais un certain mal à les esquiver. Toutefois, je demandai à l’abbesse de motiver son refus. Elle me répondit que Cécile avait beaucoup changé ces temps derniers, qu’elle jouissait trop de la vie pour être un « bon exemple » pour moi. Je lui rétorquai que je n’étais plus une petite fille influençable, et que Cécile restait quelqu’un que j’aimais beaucoup, même si une certaine distance s’était installée entre nous. Nous en restâmes là.
L’abbesse me proposa également de faire retraite du lundi au vendredi, jour de veillée avec les sœurs. Elle me suggéra de relire les œuvres de dom Marmion, et de rebêcher le carreau du noviciat qu’elle trouvait négligé.
Mère Anne décida que, pendant ma retraite, elle rejoindrait la salle communautaire afin de me laisser seule au noviciat. J’avais un peu peur de cette solitude, mais je la désirais également et décidai de profiter au maximum de ce temps pour méditer et prier en profondeur.
Le lundi matin, pendant la messe de sept heures trente, le prêtre nous annonça la mort du pape. Les sœurs en furent toutes très émues. Mère Anne y vit un signe pour moi : il mourait au moment de ma retraite et serait inhumé le jour de ma prise d’habit. Elle me recommanda de beaucoup prier et me quitta en m’assurant que toutes les sœurs seraient en communion avec moi.
J’organisai mes journées : jardinage le matin, lecture et oraison à la chapelle l’après-midi.
En blouse de travail, je m’activais à désherber, refaire les bordures et nettoyer les trois allées qui entouraient le parterre. Pourtant, dès dix heures, la chaleur m’incommodait et, lorsque je me baissais et me relevais, j’étais prise de vertiges. Si je me penchais trop rapidement, le petit déjeuner me remontait aux lèvres. Je n’allais pas bien du tout, mais je refusais de l’admettre, car je commençais à faire mienne l’idée qu’il était nécessaire de souffrir dans sa chair pour approcher Dieu.
À onze heures, je rejoignais le chœur pour l’oraison et l’office. À midi, je déjeunais avec les sœurs. Pendant ces mois d’été, nous nous nourrissions presque exclusivement des restes d’un supermarché. Les légumes et les fruits les moins abîmés étaient transformés en purée ou compote ; le reste aboutissait dans la fosse à fumier qui doublait ou même triplait de volume tant il y avait de fruits pourris dont nous ne pouvions plus rien faire. Cette grande surface nous donnait vraiment ses poubelles et nous les acceptions… Comme dessert, nous avions des yaourts et du fromage blanc à date de fraîcheur très largement dépassée, que les sœurs cuisinières mélangeaient à de la confiture avant de nous les servir dans des coupelles. Quand il y en avait trop, chacune en recevait un bol en guise de repas du soir. Très sucré, ce dessert pouvait être avalé ; mais il rendait certaines sœurs fort malades.
Après le repas, je passais un moment au chœur, priant et lisant la Bible, mais, très vite, je me sentais obligée de regagner mon lit, car j’avais à la fois faim et des nausées. Je m’étais rarement sentie aussi mal.
Notre mère déposait le journal La Croix au noviciat. Lire le journal demeurait pour moi indispensable. J’eus, pendant cette semaine, l’occasion de vérifier un fait qui m’avait surprise : le journal ne parvenait jamais aux sœurs dans son intégralité. Il y manquait toujours une page ou au moins un article, soigneusement découpé aux ciseaux. J’avais d’abord pensé que l’abbesse constituait des archives puis, en me référant au sommaire, je compris qu’il s’agissait d’une censure. Ainsi certains sujets – politiques, le plus souvent – ou certains débats – sur des questions de société – ne devaient pas nous intéresser. Je me promis de soulever la question en salle communautaire.
Je relus aussi une retraite prêchée à Paul VI par le père Loew. Allongée et immobile des heures entières, j’avais parfois envie de pleurer, tellement j’avais faim. Je ne sortais de ma prostration que pour écouter le bruit des pas et des conversations, mais je ne percevais que des chuchotements. Lorsque je sentais le découragement, l’ennui ou une trop grande faim m’envahir, je descendais au chœur pour offrir à Dieu, à défaut des élans qui se refusaient à moi, ma simple présence.
Mais ces moments de découragement ne m’empêchaient pas de réfléchir profondément sur ce que je souhaitais vivre et sur ce que je ne voulais absolument pas subir : infantilisation, ignorance, destruction physique. Je savais que je ne pourrais vivre comme les sœurs, sans aboutir très vite à ma ruine physique et mentale. Il me faudrait trouver et faire accepter une autre idée de la vie de clarisse.
Le matin, au jardin, j’étais toujours plus calme. Là, je m’efforçais simplement de rendre le parterre propre et d’harmoniser les couleurs des fleurs.